Sérendipité

Une longue lettre qui mêle Histoire, féminisme, éducation, langage, philosophie et toutes mes autres marottes pour vous partager ce qui a nourri ma réflexion dans le mois précédent sa parution.

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Par Anne Pédron-Moinard
6 févr. · 7 mn à lire
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SERENDIPITE #4 - février 2023 - Refuser de parvenir

Une longue lettre qui mêle Histoire, féminisme, éducation, langage, philosophie et toutes mes autres marottes...

Bühl, Klosterstrasse, février 2023Bühl, Klosterstrasse, février 2023

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"Un jour vous verrez, la serveuse automate, s’en aller cultiver ses tomates au soleil"

Je vous écris depuis Bühl. Cette information n’aurait aucune importance si la raison pour laquelle j’y suis n’avait pas un lien avec le sujet de cette 4e lettre.

Je crois avoir fait le choix à 20 ans - pour des raisons familiales que je n’ai toujours pas totalement démêlées - de refuser de parvenir. C’est en tout cas la réflexion que je me suis faite en lisant ce petit livre de Corinne Morel-Darleux dans lequel elle évoque ce concept anarchiste inventé par Albert Thierry.


Albert Thierry était un fils de maçon qui a réussi à devenir Normalien. Anarchiste libertaire, il refuse des postes dans des établissements prestigieux pour aller enseigner à l’école primaire de Melun, convaincu qu’il faut mettre l’éducation au service de la classe ouvrière.

Refuser de parvenir, pour lui, ce n’est pas refuser d’agir, ni de vivre. C’est refuser de vivre et d’agir pour soi et aux fins de soi.”

A peu près exactement l’inverse de tout ce que la seconde moitié du XXe siècle néolibéral nous a inculqué.

Même s’il existe, encore et toujours, des poches de résistance.

“Refuser de vivre et d’agir pour soi et aux fins de soi”

J’en ai rencontré une en la personne de Gilles Richard, professeur d’histoire pendant mes années à Sciences Po Rennes.

Historien de gauche spécialiste du patronat et de la droite française, il avait choisi, en première année, de nous faire lire L’établi de Robert Linhart. Ce petit livre est le récit, court et percutant, de l’expérience d’un de ces étudiants maoïstes qui après mai 68 décide lui aussi de refuser de parvenir et d’aller “s’établir” en usine. Le normalien se retrouve OS dans les usines Citroën de la porte de Choisy et ce qu’il raconte de son année donne tout sauf envie d’être salarié et d’avoir un patron. Faire lire ça à des étudiants issus majoritairement de la petite bourgeoisie était culotté, comme l’étaient ses intitulés de chapitres du style “Le chômage de masse, un choix délibéré des classes dirigeantes”…

C’est Gilles Richard qui m’a reconnectée à mon désir d’enseigner. D’enseigner l’histoire. C’est lui qui m’a fait comprendre, sans jamais être péremptoire, que c’était possible et que ce n’était pas plus méprisable que d’être énarque. Je crois ne jamais l’avoir remercié correctement pour cela.

J’étais programmée pour être énarque.

J’ai refusé.

J’ai refusé de parvenir mais je ne l’ai pas assumé. Assumer, aller jusqu’au bout de la démarche, ça voulait dire se mettre au ban de la société. Ce n’était pas là d’où je venais, je n’en avais pas les lectures, pas les codes, pas le réseau de sociabilité. Je ne savais pas quoi en faire et le coût humain était trop élevé.

Refuser de parvenir a un coût

Des décennies plus tard, j’ai une piste d’explication.

Une parmi d’autres.

Ma grand-mère, née et élevée dans les codes de la très grande bourgeoisie, a rompu avec sa famille.

En choisissant de s’engager dans la Croix-Rouge à la fin de la guerre d’abord.

En épousant, en 1948, à Bühl dans l’Allemagne occupée, mon grand-père, fraiseur formé dans les usines Citroën et parti travailler en Allemagne en 1942 dans des conditions que je n’ai toujours pas éclaircies.

En faisant cela, elle a plus ou moins signé son arrêt de mort sociale dans son milieu d’origine.

Elle aurait pu rentrer à Saint-Etienne, faire un beau mariage et entretenir son intense réseau de sociabilité familiale et amicale. C’est - comme chacun le sait et encore plus pour les femmes à cette époque - le premier atout pour réussir à monter rapidement dans l’ascenseur social et passer une vie dans un certain confort, notamment quand il s’agit de partir en vacances ou de loger les enfants faisant leurs études dans l’une des chambres de bonne de cousin Charles ou de tante Albertine.

Elle ne l’a pas fait et je continue de croire qu’elle en a payé le prix, en silence, dans son 53m2 de Maisons-Alfort.

Comprenez moi bien: payer le prix ne veut pas dire être malheureuse. Mais elle n’avait plus de filet de sauvetage.

Ma grand-mère était libre et foncièrement déterminée, elle a travaillé avant et après avoir élevé ses enfants, elle galopait dans le métro avec ses chaussures à talons et ne s’arrêtait jamais.

Et surtout pas pour se retourner sur le passé.

Quand nous nous déguisions avec les robes Belle Epoque de ses soeurs, elle n’en profitait pas pour nous raconter les jours dorés de son enfance dont il ne reste aujourd’hui que des photos.

Peut-être parce qu’ils n’étaient pas si dorés que ça. Peut-être parce que se retourner sur le passé, c’est toujours prendre le risque de la nostalgie et de rouvrir les plaies.

Elle a toujours évacué mes questions d’adolescentes, le plus souvent en bougonnant.

Un des derniers souvenirs que j’ai d’elle, c’est la fois où nous sommes allées voir Lucie Aubrac ensemble dans un ciné-débat. Au retour, je lui ai demandé où elle était le 6 juin 1944, si elle avait conscience d’avoir vécu un événement historique. Elle s’est énervée en me disant en gros qu’elle avait autre chose à faire que de savoir si c’était un jour historique parce qu’avant tout, elle avait faim.

Combien d’entre-nous ont refusé de parvenir sans réussir à l’assumer totalement?

En marchant sur ses pas dans cette petite ville bien tranquille du Baden-Württemberg dont les villas cossues font oublier qu’il y eut un jour ici la guerre et l’occupation, je me demande:

Combien d’entre-nous ont refusé de parvenir sans réussir à l’assumer totalement?

En tant que femmes notamment, refuser de parvenir, c’est refuser de jouer le jeu de la réussite sociale et économique quand c’est peut-être le seul qui, jusque-là, nous assurait notre liberté dans un monde patriarcal.

Et je ne parle pas de tous les autres groupes minorisés, racisés…

Mon grand-père n’a pas refusé de parvenir. Il était fils, petit-fils, arrière petit-fils d’ouvriers du textile. Il a tout fait pour ne plus être fraiseur et est vite devenu formateur puis directeur de centre de formation dans l’industrie. Dans ses archives, j’ai retrouvé pas mal de courriers échangés avec ses employeurs successifs pour réclamer son dû, faire valoir ses droits, obtenir une promotion. Il fallait monter.

Je sais bien qu’il est plus facile de refuser de parvenir quand on pourrait le faire quand même.

J’ai même fini par éprouver une sorte de nausée aux récits de désertion de ces étudiantes en école d’ingénieur qui partent faire de la permaculture.

Comprenez moi bien: Dans le fond, je soutiens le projet.

Mais je sais aussi que pour faire cela, la majorité d’entre elleux ont un filet de sécurité.

On ne fait pas Centrale, AgroParisTech ou HEC aujourd’hui en étant enfant d’ouvrier ou d’aide-à-domicile. Les statistiques le disent mieux que moi.

Refuse-t-on encore de parvenir quand nos parents sont déjà parvenus là où on aurait pu aller?

Et que change-t-on du système quand on se met volontairement à l’extérieur de lui tout en sachant qu’on peut y revenir quand on veut et y retrouver sa place?

En finir avec le mérite

Toutes ces questions rejoignent ces débats du moments sur les transclasses que je trouve passionnants parce qu’en fait, ils parlent de notre insécurité fondamentale: celle de la place que l’on occupe, des raisons pour lesquelles on s’y trouve et de la reconnaissance que tout cela devrait engendrer.

Parce que si on ne mérite pas sa place, on ne peut pas non plus refuser de parvenir.

Si on ne mérite pas sa place, comment se distingue-t-on? Doit-on d’ailleurs se distinguer? Pour quoi faire si ce n’est pour avoir du pouvoir? Mais du pouvoir pour faire quoi?

Comme beaucoup d’entre vous, je cherche les réponses à ces questions, des réponses politiques qui pourraient réellement changer les choses.

Je suis féministe. Je suis convaincue que l’intime est politique. Pourtant j’avoue appuyer sur envoi avec une certaine angoisse parce que je vous ai quand même beaucoup raconté ma vie ou plutôt la vie de gens qui n’étaient pas moi et dont j’ai le sentiment que ma vie dépend aujourd’hui, en partie à cause des choix qu’ils ont fait, des choses qu’ils ont tues, des gens qu’ils ont aimés.

Nous ne sommes faits de que liens. Et d’Amour. Pas de mérite.

Bien à vous

Anne

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