Sérendipité

Une longue lettre qui mêle Histoire, féminisme, éducation, langage, philosophie et toutes mes autres marottes pour vous partager ce qui a nourri ma réflexion dans le mois précédent sa parution.

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Par Anne Pédron-Moinard
25 juil. · 3 mn à lire
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SERENDIPITE #18 - Juillet 2024 - Suivre des idées

Les idées sont faites pour circuler alors si vous aimez cette lettre, parlez en autour de vous et partagez-la 💜

La Bastide Puylaurent, juillet 2024

Cette newsletter peut être lue sur la BO suivante

“Je me laisse pousser les envies …”

« J’ai toujours suivi des idées ».

Voilà la réponse de Philippe à mon interrogation sur sa présence à la tête de cet ancien hôtel du fin fond de la Lozère. 

Belge de son état, Philippe est un baroudeur. Il a quitté l’école à 14 ans, entrepris le Tour de France à vélo à seize avec la bénédiction de sa mère et a fini par tomber amoureux de ce vieil hôtel des années 30, style maison coloniale, alors qu’il traversait la France à cheval.

A l’époque - quelque part au début des années 90 - l’hôtel était devenu un centre de vacances pour anciens combattants de la guerre d’Algérie. Il était à vendre. Philippe l’a racheté et en a fait une maison d’hôtes pour randonneurs. 

Même en plein été, Philippe fait du feu dans la gigantesque cheminée de l’hôtel, parce que « les gens aiment ça, le feu c’est beau, ça apaise, c’est important de donner du beau aux gens ».

Je racontais cette histoire à mon ami Ismael quand il m’a rappelé que Philippe appliquait la philosophie de Spinoza. 

Il va vers ce qui augmente sa joie. 

Augmenter sa joie

Pour Spinoza, accéder à la joie nous aide à trouver notre boussole et concourt ainsi à l’intérêt général.

C’est en partant du je que nous atteignons le nous. 

Entendons nous bien.

Chez le philosophe la joie n’est pas le plaisir né de l’ego, de la validation de l’un ou de l’autre ou de la première place en compétition. 

Non, la Joie est ce feu sacré né du Beau qui agite chacune de nos cellules. Nous connectant à l’Amour en nous-mêmes, la Joie nous relie aux autres par cet Amour. 

Mais tout le monde a-t-il la possibilité de suivre ce qui augmente sa joie? 

C’était plus ou moins ma réflexion le jour suivant en marchant sur les chemins caillouteux du GR70. 

Comment « suivre ses idées » quand on n’est pas Philippe, ce genre de personnage iconoclaste qu’on ne croise qu’en randonnée et qui nous fait fantasmer l’espace d’un instant qu’on pourrait tout plaquer pour aller ouvrir une ferme-auberge-librairie au fin fond de la Lozère ?

J’ai trouvé un bout de réponse en racontant cette histoire à Augustin et Julie, croisés un peu plus tard sur le chemin de Stevenson. 

Augustin avait lui aussi choisi ce qui augmentait sa joie. A 25 ans, il avait préféré se consacrer à son envie de voyager à moto plutôt qu’à emprunter la voie toute tracée d’un diplômé d’école de commerce. 

Il a fini par faire de son idée son métier.

Il m’a demandé « Suivre ses idées ou suivre ses intuitions? »

Suivre des idées ou des intuitions?

J’ai réfléchi. 

Quelle est la différence entre une idée et une intuition?

A ce sujet, le dictionnaire est assez clair.

L’intuition est une connaissance directe et immédiate d’une vérité, reposant sur la capacité à savoir réellement regarder, contempler pour atteindre la vérité sans passer par l’analyse

L’idée est une représentation conçue par l’esprit, un trait d’union entre le réel et le conceptuel, un moyen d’accéder à la connaissance par une sorte de généralisation. 

L’intuition relève du sensoriel. L’idée relève du rationnel.

Comment transforme-t-on une intuition en idée? 

J’avoue ne pas bien savoir. 

Je suis de la team « Intuitions ». Je sais avant d’analyser. J’ai mis longtemps à dissocier ce fonctionnement de la folie. 

D’abord parce que je ne comprends pas toujours comment je sais. Je peux enchaîner les images et métaphores pour tenter de décrire aux autres mes intuitions.

Mais ensuite, quand il s’agit de découper en tranches ou en étapes le processus qui transformerait cette intuition en idée, je me perds. Tout comme pour justifier du bien-fondé de mon intuition par un ensemble d’éléments rationnels, mesurables et réalistes.

Ma psy avait un jour résumé cela par la formule « Vouloir construire des cathédrales en 5 minutes ». Je pense que c’est assez juste.

Je suis impressionnée par les visionnaires qui donnent naissance à quelque chose de plus grand qu’elles-mêmes. Les bâtisseurs de cathédrale. Les artistes qui produisent une oeuvre. Les entrepreneur·es qui croient dur comme fer dans leur projet. 

Je suis fascinée non pas par le storytelling du héros seul contre tous mais par l’alliage entre la créativité, la discipline et la routine.

Par l’alignement entre la tête, le corps et le coeur qui fait passer une intuition au stade de l’idée puis d’oeuvre. 

Passer de l’intuition à l’oeuvre

C’est l’angle pris par Elizabeth Gilbert dans Comme par magie, bible de la créativité.

Elle raconte notamment l’histoire d’une idée jamais transformée en livre. Celle d’un chantier autoroutier en plein milieu de l’Amazonie avalé par les pluies diluviennes dans les années 60. Avec quelques bribes d’information, elle « voit » le roman complet, s’attelle à des recherches puis laisse tomber le projet, prise dans des difficultés personnelles. Quelques années plus tard, au téléphone avec une amie autrice, elle découvre que celle-ci travaille à un projet de roman similaire. 

Sa conclusion: les idées circulent dans l’air et attendent d’être attrapées par des personnes disponibles pour elles. C’est à dire à la fois connectées à leur intuition et suffisamment disciplinées pour travailler à transformer l’essai.

J’ai rencontré peu de personnes réellement visionnaires. 

A l’inverse, j’ai croisé beaucoup de gens portant des idées déconnectées de toute intuition. Notamment en politique. 

Trop occupés à réfléchir à la façon de sécuriser leur pouvoir ou de limiter leurs pertes , peu de responsables politiques prennent encore le temps de chercher ce qui augmente leur joie.

Celles que j’ai croisées étaient le plus souvent des femmes - souvent de gauche mais pas toujours - qui n’avaient pas peur de perdre ce qu’elles n’avaient de toute façon jamais convoité: une position de domination. 

C’est peut-être là que réside le secret des intuitions devenues idées qui changent le monde: elles augmentent notre capacité à faire avec les Autres, pas à les dominer.

Elles nourrissent notre puissance, pas notre soif de pouvoir accrochée à notre ego.  

Je vous écris cette lettre tard dans un mois de juillet qui n’a jamais eu aussi peu la saveur de l’été, des jours comptant doubles d’une vie ralentie par la chaleur.

C’est précisément pour cette raison qu’il me semble essentiel de s’arrêter un instant sur cette question cruciale pour les mois et années à venir: quelles intuitions ou idées nourrissent votre joie et votre puissance ? 

Bien à vous

Anne

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