Une longue lettre qui mêle Histoire, féminisme, éducation, langage, philosophie et toutes mes autres marottes...
Note de l'autrice: cette newsletter sera écrite au féminin. Si les femmes ont pu lire pendant des siècles « ils » avec la fiction qu’elles étaient intégrées dedans, les hommes devraient pouvoir lire une newsletter A4 où ils se sentent concernés quand on écrit « elles ». Et puis ce sera plus simple pour l’autrice que le point médian.Cette newsletter peut être lue sur la BO suivante
Je ne sais pas pour vous mais il me semble que nous sommes nombreuses à entretenir avec le monde une forme de séparation mal digérée.
Vous savez, cette phase où vous avez rompu, souvent pour de bonnes raisons, mais où tout votre corps crie au manque de l’être aimé. Ce moment où tout le monde vous dit de faire votre deuil sauf que la personne que vous aimez n’est pas morte. C’est juste la relation que vous aviez avec elle qui n’existe plus.
Et bien j’ai l’impression que nous sommes nombreuses à fonctionner avec le monde tel qu’il va sur ce mode-là. Pour certaines ça a commencé avec les attentats de 2015, pour d’autres avec #metoo, pour d’autres encore avec les catastrophes climatiques à répétition, pour beaucoup avec la pandémie.
Le monde est toujours là, avec sa vitesse effrénée, son bruit médiatique assourdissant, et ses promesses de progrès…
Mais nous, nous n’y sommes plus.
Nous ne l’aimons plus.
Comme si le voile s’était déchiré et que nous regardions avec des yeux neufs ses promesses méritocratiques d’ascension sociale, de réalisation par le travail, d’universalisme, de bonheur par la consommation.
Comme un·e amant·e qui nous aurait promis la lune et nous aurait amèrement déçu.
Parfois, nous nous sommes mises à aimer autre chose chez lui, des choses qui ne sont pas valorisées, pas encouragées: le bruit de l’air, le souffle de l’eau, la valeur d’un paysage, la douceur des liens, la paresse du temps.
Mais comme un amour dont on a un peu honte parce qu’il ne correspond pas aux standards, nous n’osons pas le dire trop fort.
Et puis je me surprends encore à penser que tout va « revenir à la normale », « comme avant ». Avant quoi? Je ne sais pas vraiment.
Comme dans une relation toxique, plus je creuse et plus je me rends compte que le fruit a commencé à pourrir depuis longtemps. Très longtemps.
Je n’avais juste pas les outils pour le comprendre ou l’analyser, et donc pas les mots.
Patriarcat, intersectionnalité, éco-féminisme, décroissance étaient des concepts minoritaires qui ne me faisaient pas très envie.
Un peu comme les mecs qui ne correspondaient pas aux stéréotypes de la masculinité virile que j’avais intégré dans mon éducation, les films, les livres, la pub. Ce qui est minoritaire n'est pas sexy.
Je n’ai jamais prétendu être une avant-gardiste.
J’en ai fait l’expérience brutale en allant deux fois à New-York cette année (oui je sais, l’avion c’est mal). Là-bas, le temps semble s’être arrêté dans un monde qui croit toujours au progrès technologique, où l’automobile reste reine, où les gourdes n’ont pas remplacé les gobelets en carton et où l’on croit toujours que si tu veux, tu peux.
Je pourrais continuer comme ça longuement la liste des choses qui m’ont ramenée au début des années 2000.
Il se trouve que le début des années 2000, c’est la première fois que je suis allée à New-York. En juillet 2001 exactement. Passant deux semaines à Boston pour perfectionner mon anglais, j’avais, le temps d’un long WE, pris un bus pour la grosse Pomme.
Logée par une lointaine cousine qui fréquentait des traders tout frais sortis d’HEC et de l’ESSEC, j’avais passé la soirée dans des clubs où je n’avais pas l’âge d’entrer, éblouie par cette ville qui ne dormait jamais, où le métro roulait la nuit, où on pouvait manger un burger à 4h du matin puis aller faire de la voile sur l’Hudson (véridique).
Deux mois plus tard, j’assistais, comme tout le monde, à la chute des tours jumelles dans un bar PMU miteux de Rennes où je venais d’emménager pour commencer mes études.
Vingt et un ans après, j’ai enfin pu visiter le 9/11 Memorial.
Photo personnelle © Anne PEDRON-MOINARDFace à l’accumulation d’objets, d’images, de sons rappelant cette journée si particulière m’est revenue en boomerang LA question qui traverse mon activité d’écriture, d’enseignement, de lecture comme l’intime de toutes mes expériences de vie :
Comment habiter les ruines de ce qui n’est plus? Comment faire avec les traces de la catastrophe?
Cette question, je me la suis posée des milliers de fois.
Dans ma vie amoureuse d'abord. J’ai archivé d’innombrables lettres, des mails, des sms et autres messages instantanés. J’ai gardé des objets, des photos chargées de souvenirs et je peux encore avoir la chair de poule en respirant certains parfums dans le métro. J’ai rangé toutes ces traces dans les dossiers de mon ordinateur comme dans mon palais mental, y puisant autant de joie que de tristesse les jours de grande mélancolie.
Je crois que nous vivons aujourd’hui avec le monde sur le mode de la « séparation amoureuse » non explicite, celle où l'on parle de "pause", voire où l'on pratique le "ghosting".
J’écoutais Sarah Gensburger rappeler que «ça fait partie du deuil de perdre la trace » et je me suis à nouveau demander si ça avait du sens d’ériger des mémoriaux qui d’une façon ou d’une autre figent le souvenir, racontent une histoire, et ne nous laissent pas beaucoup d’espace pour nous demander comment nous avons envie d’habiter les ruines de ce qui n’est plus.
Un mémorial, c’est un truc politique. C’est un truc qui dit « deuil national, commémoration, devoir de mémoire… ». Un truc qui dit que la génération précédente a foiré, a été aveugle ou dans le déni dans l’espoir que la suivante ne commettra pas les mêmes erreurs.
Mais que faisons-nous de la catastrophe? Intime ou collective, lente ou fulgurante, que faisons-nous de la catastrophe et de ce qu’elle nous fait?
Pourquoi y-a-t-il si peu de mémoriaux du Sida, aucun du CoVid, encore moins de Tchernobyl et ne parlons pas de la sixième extinction de masse, de la disparition de l’Amazonie et de bien d’autres forêts, aux printemps silencieux, conséquences de la pétrochimie déversée partout…
Pourquoi, quand la catastrophe est là, n’avons-nous pas de politique publique du deuil? De mouvement collectif organisé qui nous aiderait à organiser les traces, à en faire un ou des récits?
Il faudrait convoquer ici Victor Hugo et Walter Benjamin, comme le fait Patrick Boucheron très souvent dans ses interventions.
Il faudrait aussi convoquer les poétesses, autrices, conteuses, qui racontent des histoires d’hier et de demain pour mettre la parole, les mots en travers de la catastrophe, pour réinsuffler de la vie dans la terre morte d’un monde qu’on avait fantasmé.
Parmi celles qui m'ont marquée ces dernières années, je pense notamment à Audrée Wilhelmy et son livre Blanc Résine et à Antoinette Rychner dont l'utopie dystopique, Après le monde, a changé ma façon de voir les ruines du monde qui vient.
Ou à des penseuses comme Anna Tsing et son livre Le champignon de la fin du monde. Sur les possibilités de vivre dans les ruines du capitalisme.

De ces lectures comme de ma pratique d'historienne de la mémoire, je tire une ligne directrice:
Ne quittons pas les ruines en quête d’une terre promise vierge de toute Histoire. Ce serait une utopie illusoire de croire que nous pouvons nous défaire de ce que le monde a fait en nous.
Je crois au contraire que nous pouvons habiter les ruines de ce qui fut avec toute notre joie, toute notre colère et tout notre chagrin.
Et de là, piocher dans les traces de ce monde en train de disparaître pour les agencer dans une nouvelle histoire.
Bien à vous
Anne
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