SERENDIPITE #7 - Mai 2023 - Réparer ses erreurs

Une longue lettre qui mêle Histoire, féminisme, éducation, langage, philosophie et toutes mes autres marottes...

Sérendipité
5 min ⋅ 22/05/2023

Nantes, rue Ledru-Rollin, juin 2020Nantes, rue Ledru-Rollin, juin 2020

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Une morale, des moraux ?

Je vous ai déjà parlé de certaines de mes expressions en horreur. Souvent pour ce qu’elles charrient de vacuité. Plus rarement, pour le mal qu’elles nous font et que nous ne savons même plus percevoir.

Celleux qui me connaissent bien savent qu’au rang de ces expressions, il y a la “faute d’orthographe”.

Je ne cesserai jamais de me battre contre son usage.

Pourquoi?

Parce qu’elle emporte avec elle une conception morale de la langue.

Ce n’est pas moi qui le dit, ce sont pleins de linguistes qui finalement, rejoignent ou reprennent la pensée de Spinoza.

Il n’y a pas de fautes d’orthographe parce que la langue que nous manions n’est pas une morale à suivre, c’est un outil qui nous permet de communiquer, d’avoir en partage un monde à travers les mots, la syntaxe, la grammaire…

Parler de fautes d’orthographe, c’est signifier à celleux qui en font qu’iels n’appartiennent pas à ce monde, qu’iels n’ont pas bien intégré les règles de la morale que d’autres ont défini pour iels.

Non il n’y a pas de fautes d’orthographe, il n’y a que des erreurs. Des erreurs liées à une incompréhension de la règle, le plus souvent parce qu’il est très compliqué de comprendre à quoi elle sert, quelle est son histoire, comment on en est arrivé à écrire choux, hiboux, genoux mais cous et pas coux.

Pourtant me direz-vous, le droit à l’erreur est proclamé partout. Oui mais quand est-il réellement appliqué?

Combien d’entre nous se sont senti·es autorisé·es à commettre des erreurs en toute sécurité à l’Ecole? Au boulot? Je serai curieuse de vous entendre là-dessus…

Parce que vu de ma fenêtre, il me semble que le droit à l’erreur n’existe que pour une toute petite partie de privilégié·es. Celleux qui n’ont rien ou si peu à perdre à se planter et qui en plus n’apprennent pas franchement de leurs erreurs.

Pour toustes les autres, il reste la faute.

Celle de ne pas avoir su rejoindre les standards de perfection de la morale érigée par celleux qui dominent.

La faute nous fait du mal. Elle nous fait entrer dans le registre de la honte, de la culpabilité et parfois même, elle nous entraîne jusqu’à la haine de soi.

Sortir du régime de la faute pour entrer dans celui de l’erreur

C’est pourquoi, dans l’intime de la sphère privée comme dans l’extime de la sphère publique, sortir du régime de la faute pour entrer dans celui de l’erreur me semble urgent et indispensable.

Et pas seulement sur les questions d’orthographe.

J’en avais l’intuition depuis longtemps mais sans réellement réussir à formuler ma pensée.

C’est ce livre conseillé par un ami qui m’a aidée à mettre des mots dessus.

Pour Spinoza, il n’y a pas de fautes. Parce qu’il n’y a pas que de la nécessité et pas de morale absolue.

Le Bien ou le Mal n’existent qu’en relation à une chose, il ne peut donc pas y avoir de fautes.

Seulement des erreurs dont nous choisissons ou non d’apprendre, d’apprendre à comprendre.

Si ce sont nos mauvais choix qui nous apprennent rétrospectivement ce qu’auraient été les bons choix, il faut bien admettre qu’il n’y a pas de mauvais choix, à condition qu’ils soient bien compris et interprétés

Je trouve cette pensée puissamment libératrice, pas vous?

D’abord parce qu’il me semble qu’elle fait de nos erreurs de précieux indicateurs de notre désir. Et, pour Spinoza, le désir est le moteur de notre puissance vitale. Celle qui nous connecte à nous-mêmes, aux Autres et au Monde.

Donc il FAUT faire des erreurs, nous en avons besoin.

Je ne sais pas pour vous mais pour la perfectionniste que je suis, l’idée que l’erreur est nécessaire à la connaissance de mon désir allège le poids de ma culpabilité de ne pas être parfaite.

Et pour la féministe quadra que #metoo est profondément venue bousculer, me rappeler que ce que je comprends aujourd’hui n’aurait jamais pu advenir en dehors de mon chemin personnel a quelque chose de très réconfortant.

Mais la puissance de cette idée me semble encore plus forte dans ce qu’elle a d’exigeant en terme de travail de connaissance de soi et du monde. Il y a cette phrase qui conclut Happycratie et que je gardais comme un trésor sans vraiment l’avoir comprise jusque là:

Ce sont la justice et le savoir, non le bonheur, qui demeurent l’objectif moral révolutionnaire de nos vies

Il ne sert à rien d’accrocher partout des mantras de développement personnel si nous ne faisons pas le travail de connaissance profonde du monde et de soi. Pour nous attacher à quelque chose de plus grand que nous, pour la Joie.

Car comme le dit Spinoza “L’amour est une joie qu’accompagne l’idée d’une cause extérieure”.

Et Balthasar Thomass de préciser:

Cet amour que prône Spinoza n’est pas n’importe quel amour, ce n’est pas un amour mielleux ou passionné, c’est un amour intellectuel. Nous avons certes l’habitude de séparer l’affect de l’intellect, de les opposer même comme le feu et la glace, le sentiment forcément déraisonnable et la raison forcément désincarnée. Mais nous devinons intuitivement qu’aimer vraiment une chose, c’est la comprendre; et la connaître vraiment, c’est apprendre à l’aimer

“Nous sommes des parties éphémères d’un tout éternel”

Je suis profondément convaincue que c’est cela que nous devrions comprendre, connaître avec notre corps dans la crise climatique à l’oeuvre: nous sommes des parties éphémères d’un tout éternel.

Tant que nous n’avons pas compris ça, nous n’avons rien compris.

Il ne nous revient pas de “sauver” la planète. La planète nous survivra.

Il nous revient de prendre nos responsabilités et de réparer nos erreurs.

Pour maintenir l’habitabilité de la Terre pour les humains et les non-humains.

Nous avons causé du tort au Vivant. Il nous appartient de le réparer.

Comment faire cela quand nous ne connaissons plus rien du nom des arbres, du chant des oiseaux, de la beauté des fleurs?

Comment faire cela quand nous n’avons plus le temps ni les moyens de la contemplation?

Nous ne pouvons rien pour la Terre, pour le Vivant si nous ne l’aimons pas vraiment.

Et l’aimer, c’est le connaître.

Je vous dis ça depuis ma vie de citadine qui a fait 80% du tour de la terre en TGV l’an dernier, qui a pris deux fois l’avion pour NY, qui continue d’acheter des fringues neuves et qui a une vieille voiture diesel.

Je ne fais la leçon à personne.

Je fais la seule chose que je sais à peu près bien faire: réfléchir et essayer de mettre des mots sur des émotions confuses pour éclairer ma pensée depuis là où je suis.

Mais je vous dis aussi ça depuis mes souvenirs de scoutisme, ces années où j’ai compris, intégré dans mon corps que la contemplation de la Beauté du Vivant, de la Création était le bien le plus précieux, constamment à disposition.

Témoigner de la splendeur du jour

Pour réparer nos erreurs et le tort fait au Vivant, il nous faut faire l’expérience de cette permanence de la Beauté. Je crois que c’est ainsi qu’on ancre le désir d’agir.

Et je suis infiniment reconnaissante et admirative envers celles qui ont aligné leur vie pour cela.

C’est drôle parce qu’en écrivant ces mots, je pense à deux “Claire” de mes amies qui chacune à leur façon ont eu cette clairvoyance et l’ont mise en oeuvre. L’une en écrivant un livre , Abysses, qui a marqué le début de son engagement sans failles pour les océans et le Vivant et la création de Bloom. L’autre qui a contribué à développer une école incroyable, basée sur la pédagogie Decroly, une école comme un jardin où les enfants apprennent d’abord par l’observation du monde.

Dans nos vies comme dans notre angoisse face à la crise climatique, la morale ne nous servira à rien.

Des gens ont merdé, oui, des gens continuent de merder, oui.

Et je peux vous le dire, des gens continueront de merder.

Et de ne pas vouloir prendre leurs responsabilités.

Les clouer au pilori de la morale, les montrer du doigt pour faire changer la honte de camp est une stratégie d’humiliation sans issue. Parce qu’ils n’apprendront rien de cela.

Développer une connaissance de soi, des Autres et du monde pour construire des contre-pouvoirs joyeux parce qu’appuyés sur la gratitude et la contemplation du monde a selon moi plus de chances de réussir. Parce que c’est ainsi qu’on crée les conditions de la Justice.

Il y a ce poème de Desnos, écrit dans la clandestinité de la résistance qui dit cela bien mieux que moi:

“Or du fond de la nuit, nous témoignons encore,

De la splendeur du jour et de tous ses présents,

Si nous ne dormons pas, c’est pour guetter l’aurore,

Qui prouvera qu’enfin nous vivons au présent”

Témoignons de la splendeur du jour et de tous ses présents.

Et ainsi, réparons nos erreurs, un pas après l’autre.

Bien à vous

Anne

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Par Anne Pédron-Moinard

"Plume pédagogique", j'utilise les mots pour accoucher des idées des autres et des miennes par la même occasion.
Je lis, j'enseigne, je forme, je conseille, j'écris.
Et quand je ne fais pas tout ça, j'aime bien faire de la cuisine, contempler de beaux paysages et chanter.

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