Une longue lettre qui mêle Histoire, féminisme, éducation, langage, philosophie et toutes mes autres marottes...
Centre Pompidou, Paris, octobre 2021
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Pour tout vous dire, j’étais partie pour écrire sur la colère. La colère qui déborde de tous les pores de ma peau, une colère à la fois contre moi et contre le monde, dans un entrelacs de causes et de conséquences que je n’arrive toujours pas à bien démêler.
J’étais partie pour écrire sur la colère mais force était de constater que je n’avais pas réussi à écrire une ligne.
Peut-être parce que je crois toujours que la colère n’est pas une émotion respectable, surtout quand on est une femme.
Peut-être parce que je n’ai pas encore autant démêlé les fils que ce qu’a pu faire Mai Hua (lisez ce texte, vraiment, et soutenez ce projet aussi).
Peut-être parce que, si je reconnais ma colère comme le fruit de ma culpabilité sans fin sur laquelle viennent appuyer tous les maux du monde, je n’ai pas envie qu’elle se transforme en aigreur. En rancoeur.
Alors j’écris ici que je suis en colère, comme vous, pour que ce soit dit. Mais je ne vais pas en faire le sujet de cette sixième lettre que je vous envoie.
Je dis “comme vous” car quand je vous ai demandé sur Instagram de me partager vos questions, vos interrogations, vos inspirations pour cette édition, il a surtout été question de colère.
De la fatigue et de la paralysie qu’elle engendre.
Et de l’énorme besoin de tendresse que la situation politique et sociale de notre pays génère chez beaucoup d’entre nous.
Nous avons besoin de doudous, de mots, de gestes, de mille petites attentions qui disent que contrairement à Macron, sourd à toutes les protestations, ou à Darmanin, pyromane à qui on a donné une boîte d’allumettes, nous sommes vu·es. Entendu·es. Ecouté·es.
Je crois que c’est cela la tendresse.
Cet amoncellement de caresses dans le dos, de messages demandant “Comment je peux t’aider?” ou “De quoi as-tu besoin?”, de tablettes de chocolat glissées dans une poche avant une épreuve, de voisines qui passent à l’improviste te déposer les restes d’une fête où on avait vu trop grand.
Tous ces gestes qui disent “je te vois”. “Je te crois”. Et “je veux être là pour toi”.
La tendresse soigne. La tendresse répare. La tendresse élève.
J’ai mis très longtemps à comprendre le sens de la poignée de main entre François Mitterrand et Helmut Kohl à Verdun en 1984. Un geste soudain, non préparé, initié par François Mitterrand, qui surprend Helmut Kohl mais qu’il accepte, comme une main tendue.
François Mitterrand et Helmut Kohl le 22 septembre 1984 © Maxppp - Wolfgang Eilmes
On pourra toujours arguer sur le sens politique du président français, jamais avare d’une audace.
Mais au-delà de ça, que deux hommes, de leur génération, se donnent la main à l’endroit même où ils auraient pu se battre 70 ans auparavant est inouï. C’est un geste politique autant qu’un geste de tendresse, une tendresse pudique mais bien réelle, qui veut aussi réparer l’injustice faite à Kohl 3 mois auparavant quand il fut exclu des célébrations des 40 ans du Débarquement.
Cet épisode comme celui - plus proche de nous - du discours d’adieu si émouvant de Jacinda Ardern nous rappellent que la démocratie, tout comme la paix ont besoin de tendresse.
Ou, pour reprendre une phrase de Annie, l’héroïne du magnifique film Annie Colère, “la tendresse est politique”
Oui la tendresse est politique parce que c’est elle qui soutient notre capacité d’être faibles, fragiles, vulnérables. Et donc de vivre dans une société pacifiée. Une société dans laquelle les conflits opposent des adversaires, qui pourront demain se tendre à nouveau la main, et non des ennemis irréconciliables.
Dans Un amour retrouvé, un roman très doux de Véronique de Bure où elle raconte l’histoire de sa mère, jeune veuve, avec son amour de jeunesse retrouvé, il y a ce passage sur la tendresse que j’ai toujours gardé près de moi :
Mais la tendresse n’est pas, comme on le croit souvent, quelque chose de mièvre. En grec, le mot tendresse , stargè, a une racine, ster, qui veut dire “solide”. La tendresse, c’est quelque chose de solide, qui soutient solidement, c’est l’énergie de l’amour qui rend stable et endurant
Plus que jamais, nous avons besoin de tendresse pour soutenir solidement notre capacité d’aimer. De nous aimer et d’aimer l’Autre. Dans toute son altérité.
Car qu’est-ce que la démocratie sinon le régime de l’altérité radicale?
C’est-à-dire le régime politique qui prend racine dans la reconnaissance de la singularité et donc la dignité de toute vie humaine.
Le régime qui garantit à toutes et à chacune la liberté d’être ce qu’elle est.
Et à partir de ce postulat premier et essentiel, ce régime nous assure à toutes et à chacune que nous sommes légitimes à exercer le pouvoir et à contribuer à la vie de la Cité.
Ainsi, la démocratie crée des espaces de confrontation pacifique des altérités, pour trouver une façon commune mais non homogène de faire ensemble.
La démocratie n’a pour elle que la force des attachements qu’elle aura su créés. C’est pour cela qu’elle a besoin d’amour et donc de tendresse.
Je sais que parler ensemble de tendresse, d’amour et de démocratie, en France, ça fait niais. Niais et naïf.
Et peut-être votre premier réflexe, à la lecture de ces mots a été de vous cabrer en vous disant que vous n’avez de leçons à recevoir de personne et que vous n’avez pas envie d’aimer l’Autre. Les Autres. Et que foutu pour foutu, YOLO (you only live once pour les non-initiés, j’ose pas dire boomers de l’audience…) et basta.
Oui mais non.
Sans tendresse, nous n’y arriverons pas. Tout simplement parce qu’avec elle disparaissent les liens. La communauté. La joie.
Or sans collectif et sans joie, le combat est perdu d’avance.
Laissez-moi vous raconter encore une petite histoire dans l’Histoire. Celle de Germaine Tillion à Ravensbrück.
Germaine Tillion, pionnière de l’ethnologie a fondé un des premiers réseaux de résistance, celui du musée de l’Homme. Dénoncée et arrêtée, elle est emprisonnée avant d’être déportée à Ravensbrück en 1943. Là-bas, dans les pires conditions du monde, elle tisse de tels liens avec les déportées que celles-ci vont tout faire pour qu’elle échappe aux corvées et qu’elle puisse documenter l’expérience concentrationnaire. Trouver du papier et des crayons est un exploit mais elle finit même par écrire une opérette (!!), Le verfügbar aux enfers, un texte plein d’humour qui sera joué pour la première fois en 2017.
Germaine Tillion est ma boussole. Partout. Tout le temps. Mais il y a pleins d’autres Germaine dans l’Histoire et dans le monde. Vous pouvez trouver la vôtre.
Mais elle permet de ne pas se laisser consumer par elle.
Mon amie Clémence a cet adage: “Love the people. Hate the system”
Peut-être pouvez-vous y pensez la prochaine fois que votre collègue, votre manager, votre beau-frère, votre mère, votre voisin, le groupe WhatsApp des parents d’élèves, les infos ou les sorties de Gerald Darmanin (ou Vincent Cassel, ça marche aussi) vous donnent envie de hurler….
Pensez à la tendresse. A la façon, même infime, que vous pouvez avoir de retisser du lien quelque part dans votre vie. Avec vous-même. Avec l’Autre. Avec le Vivant.
En écrivant cela j’ai envie de vous partager ce court-métrage poétique et tragique, que je passais souvent à mes élèves de Première:
Et parce qu’il n’appartient pas qu’aux femmes de recoudre ce monde et d’assurer tout le travail de liens, j’ai aussi envie de vous transmettre ce poème de Naomi Shihab récemment découvert sur LinkedIn (si, si, c’est possible)
A man crosses the street in rain,
stepping gently, looking two times north and south,
because his son is asleep on his shoulder.
No car must splash him.
No car drive too near to his shadow.
This man carries the world's most sensitive cargo
but he's not marked.
Nowhere does his jacket say FRAGILE,
HANDLE WITH CARE.
His ear fills up with breathing.
He hears the hum of a boy's dream
deep inside him.
We're not going to be able
to live in this world
if we're not willing to do what he's doing
with one another.
The road will only be wide.
The rain will never stop falling.
“Nous ne serons pas capable de vivre dans ce monde si nous ne sommes pas prêts a faire ce qu’il fait les uns avec les autres. La route sera toujours large. La pluie ne cessera jamais de tomber”
Puisque l’injustice n’est pas prête de disparaître, manifestez la tendresse.
C’est possible tous les jours sans préavis et sans retenue sur salaire.
Ca n’efface pas la colère, ça la transforme en préservant notre vitalité.
Essayez, vous me direz.
Bien à vous
Anne
P.S: Si vous ne me croyez pas sur parole (ce qui est assez compréhensible…), allez voir Je verrai toujours vos visages. Vraiment. Ce film dit bien mieux que moi le pouvoir de la tendresse.
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