SERENDIPITE #2 - Décembre 2022 - Apprendre à marcher

Une longue lettre qui mêle Histoire, féminisme, éducation, langage, philosophie et toutes mes autres marottes...

Sérendipité
8 min ⋅ 28/11/2022

                                                                                                                                                                                                              Houat, Octobre 2022 Houat, Octobre 2022

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"Maintenant t'es dans l'grand bain, devine comment on nage"

Il y a une phrase que je ne peux plus entendre, une phrase qui me donne envie d’hurler sur la personne qui la prononce, même quand elle est de bonne foi et bien intentionnée.

(Ton cool, presque désinvolte, grand sourire plein d’assurance):

“On va apprendre en marchant”.

Dans cette deuxième lettre que je vous adresse, j’ai envie de vous emmener suivre le fil de ma réflexion autour de cette idée qu’on apprendrait en marchant.

Le principe semble assez logique, intuitif même. C’est celui du “test-erreur” si cher à tout l’écosystème numérique. “Fail fast” (échouez rapidement) qu’ils disent. Regardez un enfant de 11 mois essayer d’apprendre à marcher. Il se met debout, avance un pied en essayant de garder son équilibre (test), tombe (erreur), rit ou pleure et réessaie quelques minutes après.

Je ne connais pas un humain qui ne soit pas un tant soit peu émerveillé par les premiers pas d’un enfant. Ca semble toujours tenir du petit miracle, cette capacité à se relever, à tenir sur ses deux jambes et à avancer. Et tous les adultes qui ont dû réapprendre à marcher après un accident vous le diront aussi: c’est un miracle.

Un enfant n’apprend pas en marchant.

Tous les adultes qui ont essayé d’accélérer l’apprentissage de la marche chez leur enfant en savent quelque chose: ce n’est pas parce que vous l’aidez à tenir debout, que vous tentez vainement de lui faire mettre un pied devant l’autre que le bébé va apprendre plus vite.

C’est même le contraire qui se produit.

En forçant l’enfant à marcher, vous l’insécurisez, vous rabotez sa confiance dans son corps.

Un enfant n’apprend pas en marchant.

Il apprend à marcher.

Et il apprend vite parce qu’il peut tout le temps s’entraîner. Il apprendra d’autant plus vite qu’il sera dans un cadre sûr, encourageant, aimant.

Car finalement, qu’est-ce qui fait qu’il marche cet enfant?

Regardez le plus précisément.

Il se met debout et vous l’encouragez. Vous lui proposez votre main. Ou au moins, vous avez déblayé les alentours pour que rien ne vienne le faire trébucher. A chaque chute, vous le félicitez d’avoir essayé. Vous riez. Vous vous émerveillez. Vous le rassurez. Et vous le ferez encore et encore jusqu’à ce que vous poussiez des cris de joie devant ses premiers pas.

Ce qu’il fait qu’il marche, c’est qu’il vous a vu marcher. Et qu’il a envie de vous imiter. Et que vous l’encouragez à le faire.

Ce qui fait qu’il marche, c’est l’exemple. La confiance. Et l’amour.

On commence à apprendre quand on cesse de chercher à réussir.

Pourquoi je vous dis ça?

Parce que cette phrase, “on va apprendre en marchant” nie deux dimensions fondamentales du processus d’apprentissage: le cadre et le rôle du groupe.

Apprendre est inconfortable. Vraiment.

Si ça ne pique pas quelque part, c’est que vous n’êtes pas en train d’apprendre. Que vous n’êtes pas en train d’aller à l’encontre des biais de votre cerveau qui préférera toujours le confort du connu au risque de l’inconnu.

Apprendre, c’est entrer en vulnérabilité. C’est accepter de s’ouvrir à l’Autre et au monde.

Apprendre est un acte de foi. C’est se jeter dans le vide en ne sachant pas si on va réussir alors même qu’on a très envie d’acquérir ce nouveau savoir.

C’est pour cela qu’il faut que le cadre d’apprentissage soit le plus sûr possible, le plus doux possible et que la confiance dans le groupe doit être la plus forte possible.

L'équipe de cheerleading du Navarro College en train de travailler le portée final de sa routineL'équipe de cheerleading du Navarro College en train de travailler le portée final de sa routine

Je ne sais pas si vous avez regardé Cheer, cette série hallucinante sur une équipe de cheerleading au fin fond du Texas qui a gagné plus de quinze fois la compétition nationale universitaire. Le fonctionnement de l’équipe illustre très bien cette histoire de cadre.

Si vingt athlètes arrivent à réaliser la “routine” ultra dangereuse et ultra exigeante imposée par Monica, leur coach, c’est parce qu’elles ont une confiance presque aveugle en elle et parce que les vingt autres membres de l’équipe les encouragent de bout en bout, en criant, en applaudissant.

Apprendre n’est jamais spontané. Jamais immédiat.

Je vous semble peut-être un peu péremptoire mais je vois fleurir depuis deux ans beaucoup de projets de création d’écoles en tout genre, de formations à tout ce que vous voulez.

Des projets très louables mais qui, si on creuse un peu, ne semblent pas vraiment avoir pris la mesure de ce qu’apprendre veut dire. De ce qu’apprendre nous fait. Des projets dont je ne vois ni le cadre des apprentissages, ni la façon dont ils vont faire vivre le collectif.

Ils pensent peut-être l’avoir évacué en proposant un apprentissage “personnalisé”. Comme dans ces livres dont vous êtes l’héroïne.

Bullshit. L’apprentissage personnalisé, ça n’existe pas. Ou plutôt l’apprentissage a toujours une dimension collective, donc politique. Sylvain Connac, grand spécialiste de la pédagogie coopérative en France l’explique très simplement dans cette courte vidéo. Et le podcast d’Héloïse Pierre, La Buissonnière, le démontre par l’exemple.

En faisant comme si le groupe n’existait pas, en surfant sur l’horizontalité sans jamais en avoir posé clairement le cadre, les formations qui fleurissent aujourd’hui ne feront que reproduire les logiques de performance, de compétition, d’exploitation et donc de domination à l’oeuvre dans la société telle que nous la connaissons.

Et vous finirez par croire que si vous n'y arrivez pas, c'est au mieux de votre responsabilité, au pire de votre faute. Happycratie en parle très bien mais si vous n'avez pas envie de lire de livre, vous pouvez aussi regarder le docu d'Arte sur la psychologie positive.

Cette dissonance cognitive entre les discours et l’expérience vécue, c’est le ticket gagnant pour la déception, la maltraitance, le burn-out et en fin de compte, la désaffection pour l’apprendre.

Apprendre à marcher est une expérience de la lenteur.

Comme moi vous avez du lire dans la presse, sur les réseaux sociaux, des articles et analyses sur la grande démission ou le quiet quitting.

Tout y passe pour expliquer pourquoi de plus en plus de personnes n’ont plus envie de bosser à fond pour leur organisation et choisissent la fuite ou la retraite intérieure: phénomène du zapping, de la flemme, épuisement et la fameuse recherche de sens

Mais quel sens au juste?

Je crois qu’Henry Thoreau avait déjà la réponse dans son Essai sur la désobéissance civile paru en 1849:

Si je pense savoir tout ce que je veux et ce que j'aime, et si je pense aussi savoir où et comment je le trouverai - en imaginant que tout cela s'étend à l'infini dans le futur sans aucune menace pour mon identité ou les limites de ce que j'appelle mon moi - je dirais que je n'ai plus de raison de continuer à vivre. Après tout, si vous lisez un livre dont les pages se ressemblent de plus en plus jusqu'à ce que vous lisiez la même page encore et encore, vous poseriez le livre.

Peut-être que ce que nous cherchons (à côté d’une rémunération juste de la valeur sociale et écologique de notre travail, faut pas déconner), ce sont des espaces où nous pourrions vraiment apprendre?

Apprendre en prenant le temps de diriger à nouveau notre attention avec soin. Pour sentir l’épaisseur du monde sous nos pieds. Et la densité des liens qui nous entourent.

Jenny Oddell en parle très très bien dans son essai How to do nothing (non traduit en français) paru en 2019

Il nous faut apprendre à marcher. Mais pour ça, il faudrait peut-être prendre le temps de l’immobilité.

Bien à vous

Anne

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Sérendipité

Par Anne Pédron-Moinard

"Plume pédagogique", j'utilise les mots pour accoucher des idées des autres et des miennes par la même occasion.
Je lis, j'enseigne, je forme, je conseille, j'écris.
Et quand je ne fais pas tout ça, j'aime bien faire de la cuisine, contempler de beaux paysages et chanter.

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