SERENDIPITE #8 - Juin 2023 - Ecouter le silence

Une longue lettre qui mêle Histoire, féminisme, éducation, langage, philosophie et toutes mes autres marottes...

Sérendipité
5 min ⋅ 16/06/2023

Carnac, février 2023Carnac, février 2023

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“ Je lui dirai les mots bleus, les mots qu’on dit avec les yeux…”

Au rang des expressions qui me sortent par les yeux, il y a celle-ci: “le silence est d’or”

D’aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours détesté le silence.

Comprenez-moi bien: je ne suis jamais plus heureuse que dans le silence frais d’une vieille église ou à écouter le chant des oiseaux ou le bruit des vagues qui viennent doucement se laisser mourir sur le sable encore humide.

Ce n’est pas de ce silence-là que je parle. Mais de l’absence de mots prononcés et que j’entends pourtant sourdre sous la peau des interlocuteurs que je rencontre et dont je ne peux absolument pas faire abstraction.

Il y deux cas de figure.

Le premier, celui que j’aime le moins, c’est le cas du groupe silencieux mais qui n’en pense pas moins.

Quand j’étais prof, ça n’était pas trop compliqué. Je mettais les pieds dans le plat en imitant leurs mines renfrognées et quelqu’un (quelqu’une le plus souvent) finissait toujours par cracher le morceau, que ce soit pour me dire que j’étais injuste ou ennuyeuse ou que Mr Machin, leur prof de maths était un sadique.

Une fois l’abcès crevé, on pouvait reprendre le cours des apprentissages. La parole avait été cathartique. J’adore les adolescents pour ça (ceux dont je ne suis pas la mère parce que je vois bien que ça fonctionne beaucoup moins bien avec les ados qu’on a enfanté )

Je trouve ça beaucoup plus difficile avec des groupes d’adultes.

Quand c’est en formation, le plus souvent, je règle le truc par un atelier d’écriture en introduction, qui permet, de façon détournée, que les gens disent ce qu’ils ont sur le coeur. Souvent d’ailleurs, iels pleurent.

Mais quand c’est un dîner un peu guindé, un séminaire de boulot où je suis simple participante, je ne peux m’empêcher de penser que je suis folle ou inadaptée d’entendre des mots là où il n’y en a pas. Ou si peu. Généralement, je finis par mettre les pieds dans le plat sans même l’avoir cherché.

Le deuxième cas de figure, c’est celui de la personne silencieuse.

Ou plutôt de celle qui vous dit en surface que tout va bien, qui parle trop ou trop peu pour que ce ne soit pas suspect et surtout, dont tout le corps parle en même temps qu’elle.

Dans ce cas, je trouve ça plus simple.

Enfin avec les filles et les femmes.

Avec les hommes - et avec certaines femmes aussi - c’est quand même très compliqué parfois d’obtenir autre chose qu’un “Mais si je te dis que ça va.

Bien sûr, j’en connais quelques-uns capables de baisser les armes et de mettre des mots sur leur vulnérabilité.

Je ne dis pas que c’est facile. Je sais combien il n’est pas confortable, encore mois inné de se balader avec sa vulnérabilité en bandoulière.

Une camarade de classe devenue une amie me le disait un peu vertement l’an dernier lors de notre première rencontre: “Tout le monde n’a pas le loisir d’être vulnérable”. Jusqu’à ce qu’on brise réellement la glace et que chacune comprenne l’histoire de l’Autre. C’est parce qu’on nous avait mis en situation de nous parler vraiment, réellement que nous avons pu créer un lien fort. Profond.

Et c’est comme ça que j’en suis venue à mieux comprendre ce qui me gêne avec le silence.

Le silence est le plus souvent un privilège patriarcal.

C’est parce que, dans le système patriarcal, la féminité est associée, dès l’enfance, au fait de prendre soin des liens, de verbaliser ses émotions et de prendre en charge les émotions des autres que la virilité n’a plus qu’à occuper tout l’espace du silence.

Regardez toutes les romances pour adolescentes (et dieu sait que j’en ai lu) reposant sur ce schéma toxique d’une fille qui ne fait que parler en se demandant comment elle pourrait sauver le garçon silencieux mais sexy, aka 50 nuances de Grey

J’en vois déjà bondir sur leurs sièges en me disant “Not all men” et “Moi je connais un homme qui parle”.

Je ne parle pas des hommes en tant qu’individus. Je parle de rôles masculins. Je parle d’un système. D’une narration. Qui nous conduit à assumer des rôles que nous n’avons pas franchement choisis.

Vous pourriez me rétorquer qu’après tout, c’est comme ça et que bon, si tout le monde y trouve son compte, pourquoi changer ce modèle?

Parce que le silence des uns produit la silenciation des autres.

Tout ce qui est tu par les dominants rejette dans les marges la parole dissonante des dominé·es et rend leurs émotions illégitimes.

On a beaucoup dit que #metoo était une libération de la parole des femmes.

Avant que des femmes ne rappellent que ce n’était pas une libération de la parole, parce qu’elles avaient toujours parlé des violences qu’elles subissaient mais une libération de l’écoute.

Tout d’un coup, la société ne silenciait plus ces paroles, ne les rejetait plus dans les marges de la folie, de l’hystérie, de la revanche.

Tout d’un coup, des hommes, des institutions patriarcales relayaient leur parole. Devenaient parfois leurs alliés.

Et faisaient entendre leurs mots et leurs phrases pour ce qu’ils étaient: des récits d’agression.

La parole nous permet de mettre en récit nos vies

La parole nous permet de mettre en récit nos vies. De dire et redire, avec des mots différents ce qui nous traverse de joie comme de peur, de honte comme de douleur, de chagrin comme de colère.

Car ce qui ne se dit pas s’enkyste.

Au sens figuré comme au sens propre.

Et croire que l’on peut indéfiniment garder le silence est une erreur autant qu’une impasse.

J’avais entendu un jour cette phrase de Philippe Grimbert, psychanalyste et auteur du célèbre roman Un secret qui disait: “Les secrets sont comme des sources. Ils finissent toujours par jaillir”.

Sans mots pour les raconter, nos expériences de vie ne peuvent être partagées.

Quand elles sont douloureuses, elles finissent par métaboliser dans nos organismes, en maladies inexplicables ou en accidents inattendus.

Je ne dis pas que tous les malades sont responsables de leur état par leur silence.

Je dis que la parole a une vertu thérapeutique.

Et pas seulement dans le cabinet d’un psy.

J’ai lu il y a quelques années déjà ce livre ardu mais lumineux de Marc-Alain Ouaknin, un philosophe qui aurait pu devenir rabbin.

Il rapporte qu’en hébreu, le mot maladie se dit “mahala”, de la racine “mahal”, qui veut dire “faire une ronde”, tracer un cercle”.

Pour sortir de la maladie, il faut briser le cercle dans lequel on est enfermé. Et pour briser le cercle, il faut des mots qui nomment les choses.

La guérison par le nom

Marc Alain Ouaknin dit que la bibliothérapie, c’est la guérison par le nom, parce que certaines personnes sont malades de la façon dont on nomme leur existence, ou dont on ne la nomme pas justement.

Prenez Le Consentement de Vanessa Springora, La Familia Grande de Camille Kouchner, L’effet maternel de Virginie Linhart, Si c’est un homme de Primo Levi, Maus de Art Spiegelmann….Tous ces livres ont permis une thérapie par le nom. Pas seulement pour leurs auteurices mais pour tou·tes leurs lecteurices.

Et il n’y a pas besoin de sentir écrivain·e pour que les mots nous sauvent, pour qu’ils nous soignent.

La semaine dernière, un homme inclassable mais dont j’aime toujours suivre les activités, Mathieu Simonet, organisait à la Pitié-Salpêtrière le premier festival de Récithérapie, autour du soin par les mots, les mots justes, notamment en fin de vie.

Il a fait se croiser des soignant·es, des patient·es, des chercheur·ses, des religieux·ses, des artistes pour réfléchir ensemble à ce que les mots produisent quand la mort rôde. Ou à ce que la mort appelle de mots.

Il y a dans l’Evangile selon Saint Jean cette phrase incroyable: “Le Verbe s’est fait chair et il a habité parmi nous”.

Au-delà de toutes ses interprétations théologiques, je trouve que cette phrase rappelle quelque chose de tellement évident qu’on passe à côté: Il faut un corps et une bouche pour parler et habiter parmi les humains. Les mots, la parole et les corps vont de pair.

C’est pour cela que je déteste autant le silence.

Parce qu’il réduit les personnes à n’être plus que des figurants d’une histoire qui se raconte ailleurs, sans elles.

Alors quand tout le monde aura vraiment le choix de se taire, on pourra discuter du silence.

En attendant et parce que nous n’avons que les mots pour tenter de démêler les nœuds de nos existences compliquées, la parole est d’or.

Utilisons-là. Et faisons la vivre.

Bien à vous

Anne

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Par Anne Pédron-Moinard

"Plume pédagogique", j'utilise les mots pour accoucher des idées des autres et des miennes par la même occasion.
Je lis, j'enseigne, je forme, je conseille, j'écris.
Et quand je ne fais pas tout ça, j'aime bien faire de la cuisine, contempler de beaux paysages et chanter.

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